A l’Ouest de l’Europe, la première guerre mondiale s’est concentrée durant 4 ans le long d’un ligne de front continue de 700 kilomètres. Cette concentration d’armements inédite dans l’Histoire a pollué le sol de façon durable.
« On estime que le nombre 1455 millions d’obus ont été tirés sur la ligne de front », explique le Lieutenant Bert Van Huyse, du SEDEE (Service d’Enlèvement et de Destruction d’Engins Explosifs), à Poelkapelle. « 30 à 40% d’entre eux n’ont pas explosé. Et 4,5% de ces obus sont toxiques, mais ce chiffre est sans doute plus élevé, car il se base sur les déclarations des Anglais qui, jusque fin des années 1950, ont dit qu’ils n’avaient pas utilisé d’obus toxiques. »
Obus avant démantèlement à Poelkapelle, Joël Leclercq @joelleclercq.com
Les obus sont marqués d’un code-barre pour les suivre depuis leur arrivée au centre de Poelkapelle jusqu’à leur démantèlement, en passant par la phase d’identification, Joël Leclercq

En Belgique comme au Canada, le travail d’évacuation des munitions encore présentes sur les champs de bataille et sur d’anciens sites militaires n’a pas cessé, depuis l’Armistice de 1918. Chaque année, les services de déminage belges (300 personnes dont la moitié de démineurs, répartis entre les unités de Meerdaal, de Zeebrugge et de Poelkapelle) enlèvent 200 à 250 tonnes de munitions provenant des deux guerres mondiales. L’unité de Poelkapelle, située au coeur de la Flandre occidentale, est devenue experte dans la récupération et le traitement des obus toxiques. Avant 1972, les obus qui paraissaient douteux étaient coulés dans du béton, et noyés dans le Golf de Gascogne. Une pratique à laquelle mit fin la Convention d’Oslo en 1972. Après un dernier largage d’urgence réalisé en 1980, quelque 27 000 obus ont été stockés jusqu’à l’installation du centre de démantèlement à Poelkapelle en 1998 et son entrée en fonctionnement en 2000. Muni d’outils d’identification (rayons X et spectrométrie gamma) et de démantèlement adaptés aux différents types d’obus pour respecter à la fois la sécurité du personnel et les normes environnementales, le centre de Poelkapelle est cité en exemple par des partenaires canadiens…

Au Canada, chaque année, les équipes de neutralisation d’engins explosifs (EOD) des Forces armées canadiennes et le Programme des munitions explosives non explosées (UXO) du ministère de la Défense nationale récupèrent et sécurisent encore des munitions anciennes. Des inventaires et rapports publics, compilés par les autorités fédérales, provinciales et par des organisations environnementales, recensent régulièrement des découvertes dans plusieurs provinces — du Québec au Nouveau‑Brunswick, en passant par la Nouvelle‑Écosse et la Colombie‑Britannique. Même s’ils ne sont pas exhaustifs, ces relevés suffisent à montrer que la somme des découvertes et les difficultés liées à la gestion des vieilles munitions révèlent l’insuffisance des moyens humains, financiers et techniques disponibles pour traiter cette problématique. Dans certaines régions, les découvertes par des agriculteurs, des travailleurs forestiers ou des entrepreneurs sont si fréquentes qu’elles sont traitées de manière routinière en attendant la tournée des équipes spécialisées. Des munitions sont aussi parfois déposées, par méconnaissance des risques, dans les bennes métaux d’écocentres. Des élèves rapportent à l’occasion des reliques en milieu scolaire pour illustrer un cours, ce qui amène l’évacuation des établissements et montre que là aussi, l’information demeure insuffisante. Au‑delà d’une meilleure information préventive, plusieurs voix réclament également davantage d’infrastructures spécialisées pour le démantèlement.
Au Canada, la détonation à l’air libre (open detonation) est encore utilisée dans certains contextes pour neutraliser des munitions explosives, une pratique qui libère des substances toxiques dans l’atmosphère. Les retombées sur les sols et leurs impacts sur la faune et la flore sont encore trop peu documentés. Les munitions qui ne sont pas déclenchées peuvent être entreposées pendant plusieurs années sur des sites militaires en attendant l’accès à des installations de traitement spécialisées. Quant aux munitions explosives qui restent enfouies dans le sol, elles libèrent de plus en plus d’éléments polluants au fur et à mesure que l’enveloppe se dégrade sous l’effet de la corrosion.

Pour un démineur retraité canadien, il est illusoire de songer à une dépollution rapide à large échelle : « chaque munition se dégradant lentement dans le sol est une source de pollution en métaux lourds et autres toxiques. Mais dans l’état des techniques actuelles, seules les activités humaines permettent la découverte d’un maximum d’engins de guerre. Les possibilités de la détection magnétique sont trop limitées, sans parler de son coût et de sa lenteur… »
Des voix s’élèvent pourtant pour qu’une évaluation globale des sites contaminés soit réalisée à l’échelle canadienne, afin que l’on puisse au moins dépolluer les plus atteints. Des publications universitaires et des rapports gouvernementaux ont, ces dernières années, attiré l’attention sur des secteurs fortement impactés — par exemple au lac Saint‑Pierre (Québec), dans certaines zones proches d’anciens polygones d’essais au Nouveau‑Brunswick et en Nouvelle‑Écosse, ou encore près de dépôts historiques le long des côtes de l’Atlantique. Des prélèvements effectués dans des zones privées de végétation ou sur des sédiments ont révélé des taux élevés d’arsenic, de plomb, et d’autres métaux lourds. Dans plusieurs cas, les autorités provinciales ou municipales ont clôturé des périmètres et en ont interdit l’accès, le temps de mener des évaluations de risques et de définir des solutions de dépollution.
Des demandes de financement ont été soumises au palier provincial ou fédéral pour réaliser des études d’interprétation de l’état des milieux et des analyses de solutions de dépollution aboutissant à des plans de gestion. L’exposition chronique à l’arsenic est un facteur reconnu de risque de cancer, soulignent des spécialistes en toxicologie environnementale. De plus, il n’est pas certain que la pollution ne se soit pas étendue hors des périmètres balisés, ni qu’elle n’ait pas atteint l’eau du sous‑sol par percolation. Ce type de situation n’est pas isolé; des cas comparables ont été repérés jusqu’au cœur de terres agricoles dans l’est du pays.
En Belgique, une seule recherche de pollution de sols par les déchets de la Grande Guerre a été publiée en 2008 par l’Université de Gand (Ugent). « Nos études ont montré que la Première Guerre mondiale était sans doute responsable d’une augmentation régionale des concentrations en Cu, Zn et Pb, mais sans que l’on puisse considérer ces sols comme contaminés, car les seuils de concentration admises comme norme ne sont pas dépassés, explique le Professeur Marc Van Meirvenne (UGent). Le phénomène est désormais reconnu, mais pas comme une menace pour la santé publique. » L’étude ne fait pas mention d’arsenic, bien que le Professeur Van Meirvenne ait eu des contacts avec Tobias Bausinger et pris connaissance de son étude publiée en 2005 dans le Bulletin of Environmental Contamination and Toxicology. « Il n’est pas prévu pour le moment que l’on fasse de nouvelles études sur ce sujet. », conclut le Professeur Van Meirvenne. Au niveau fédéral tant qu’au niveau régional, personne ne semble s’inquiéter des pollutions qui contaminent peut-être des denrées cultivées sur l’ancienne ligne de front. Pourtant, à Poelkapelle, certains démineurs s’étonnent eux-mêmes de voir, dans un champ qui borde les installations militaires, remonter, en période de labour, les fameuses bouteilles de gaz toxiques utilisées pour remplir les obus Clark de la première guerre mondiale…